Saint-Émilion : comprendre la mécanique changeante d’un classement mythique

11 juillet 2025

L’origine et la singularité du classement de Saint-Émilion

Lorsque certains entendent "classement bordelais", ils pensent à l’immuable hiérarchie du Médoc, gravée dans le marbre de 1855. Saint-Émilion, lui, cultive la différence. Institué en 1955, à la demande des vignerons eux-mêmes, son classement se voulait avant tout « vivant » : appelé à être revu, contesté, remis en question. Une vraie révolution culturelle, héritée de la vitalité vigneronne de la rive droite.

Ce choix découle d’un constat : le vignoble de Saint-Émilion, plus fragmenté et plus varié (près de 8 500 hectares, 993 exploitations selon le CIVB), dépend de terroirs changeants, de styles marqués et de dynamiques familiales sans cesse renouvelées (Vins de Saint-Émilion). Ainsi, au lieu d’un classement perpétuel, il fut décidé d’un système révisable, ouvert aux innovations et évolutions du vignoble.

  • Année de création : 1955
  • Type : classement révisable (tous les dix ans environ)
  • Superficie de l’appellation : 8 535 ha (AOC Saint-Émilion & Saint-Émilion Grand Cru)

Un classement en trois grades pour une hiérarchie vivante

Le classement distingue actuellement trois grades, tous au sein de l’AOC Saint-Émilion Grand Cru :

  • Premier Grand Cru Classé A
  • Premier Grand Cru Classé B
  • Grand Cru Classé

L’accession — ou la rétrogradation — y est possible à chaque révision (tous les dix à quinze ans), générant attentes, tensions et batailles juridiques, mais aussi un dynamisme rare dans le Bordelais.

Catégorie Châteaux en 2022 Exemple(s)
Premier Grand Cru Classé A 2 (après le départ de 3 propriétés majeures) Pavie, Figeac
Premier Grand Cru Classé B 12 Canon, La Gaffelière
Grand Cru Classé 71 Péby Faugères, La Tour Figeac

En 2022, le classement a provoqué un séisme : les châteaux Cheval Blanc, Ausone et Angélus ont renoncé à concourir, dénonçant la méthodologie du classement. Une première depuis l’origine et un bouleversement pour la hiérarchie traditionnelle.

Critères d’attribution : du vin à la vigne, la notion d’ensemble

Le classement de Saint-Émilion ne se fonde pas uniquement sur la dégustation, comme certains l’imaginent. C’est davantage un audit complet du domaine, de la terre au verre :

  • Dégustation à l’aveugle (50 % de la note) : Évaluation des vins sur plusieurs millésimes, par des jurés indépendants choisis hors région bordelaise.
  • Examen du terroir, de la viticulture et de la vinification : Analyse des pratiques culturales, respect de l’environnement, état du vignoble, qualité des installations.
  • Notoriété et visibilité internationale : Présence sur les marchés, références de distribution, image du château et historique des prix.
  • Gestion de l’exploitation : Cohérence du projet, investissements, suivi de la traçabilité.

Le classement 2022 s’est basé sur un total de 20 critères distincts (Ministère de l'Agriculture). L’ensemble veut ainsi récompenser autant l’excellence du vin que la solidité du projet de propriété, là où d’autres classements restent focalisés sur le produit fini seul.

Pourquoi ce classement bouge-t-il ?

Cette dimension révisable fait tout le sel — et toute la tension — du classement de Saint-Émilion. Contrairement au classement du Médoc (resté immuable depuis Napoléon III, à quelques exceptions près), ici, les lines bougent. Mais pourquoi tant de mouvements ?

Une appellation qui refuse l’immobilisme

  • Des terroirs dynamiques : Les propriétés, plus morcelées qu’ailleurs, changent régulièrement de main, fusionnent, se séparent. Le « Grand Saint-Émilionnais » est une mosaïque mouvante.
  • Un challenge à l’innovation : Nouvelles pratiques culturales, vinifications de précision, montée du bio et de la biodynamie : le classement s’adapte à l’air du temps.
  • Favoriser la méritocratie : Par la revue périodique, de nouveaux domaines peuvent accéder au sommet, sans rester bloqués derrière un « plafond de verre historique ».

Des évolutions qui bousculent le paysage local

La régularité du classement (1955, 1969, 1986, 1996, 2006, 2012, 2022) a généré des progressions notables, mais aussi des conflits sans équivalent dans d’autres segments du Bordelais.

  • L’exemple de 2006 : l’annulation du classement par le Conseil d’État, après de multiples recours de domaines évincés, soulignait la complexité et les enjeux financiers considérables en jeu (la mention « classé » augmente le prix de vente d’un vin de 30 à 70 % selon Liv-ex).
  • Résultat : une surenchère permanente, mêlée de lobbying, procédure et coups de théâtre, rythmant la vie locale tous les dix ans.

Pour autant, cette instabilité fait aussi la force et la visibilité de Saint-Émilion sur la scène internationale, où la notion de « classement vivant » intrigue les marchés et anime la chronique.

Le classement, entre levier économique et miroir de notoriété

Obtenir le précieux sésame « Grand Cru Classé » ou, mieux, « Premier Grand Cru Classé », change radicalement le destin d’un château. Selon les analyses Liv-ex, le gain de valorisation peut représenter plusieurs millions d’euros à la revente du domaine, sans compter l’impact sur l’attractivité oenotouristique : le nombre de visiteurs double en moyenne chez les promus (source : Office du Tourisme de Saint-Émilion).

  • Rayonnement commercial accru : Une présence partagée sur les grandes places de négoce internationales.
  • Facilité d’accès aux marchés premium : USA, Japon, Chine.
  • Effet d’entraînement sur toute l’appellation : Montée en gamme globale, multiplication des investissements viticoles et architecturaux.

Autre effet : l’apparition de nouveaux profils de propriétaires — investisseurs étrangers, maisons de luxe (Kering, Chanel, etc.) — attirés par la visibilité et la revalorisation quasi automatique du foncier classé.

Enjeux, mutations et l'avenir d’un classement sous tension

L’édition 2022 a peut-être marqué un point de bascule : l’absence des mastodontes Cheval Blanc, Ausone et Angélus pour dénoncer une méthodologie trop attachée à l’image et aux aspects marketing, selon eux, a jeté le trouble. Faut-il réformer la grille des critères ? Mieux intégrer la notion de terroir ? L’appellation se questionne.

  • Vers une nouvelle gouvernance ? Des discussions en cours envisagent de faire appel à davantage de dégustateurs internationaux, de limiter les critères extra-vinicoles, ou d’introduire une dose de vote public.
  • Le bio, la biodiversité : Les nouvelles générations (châteaux Beauséjour-Duffau, Troplong Mondot) pèsent pour que la performance environnementale pèse plus lourd dans la balance.

En bref, le classement de Saint-Émilion offre un laboratoire unique : il tente de réconcilier l’émotion d’un grand vin, la rigueur d’une dégustation à l’aveugle, la modernité d’une gestion visionnaire et l’attachement profond à la terre. Il se construit dans le dialogue, parfois dans le tumulte, entre histoire, marché et terroir — et c’est peut-être là le secret de son rayonnement.

Pour prolonger la découverte…

Au fil des décennies, Saint-Émilion trace donc, pierre à pierre, la voie d’un classement mobile, sans équivalent à Bordeaux, à la fois graal convoité, enjeu économique, mais aussi miroir toujours remis à neuf du génie du vignoble.

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