Les Côtes de Bordeaux : de la tradition à l'avant-garde de la viticulture durable

4 octobre 2025

Une mosaïque de terroirs au défi de la transition écologique

Dans le vaste vignoble bordelais, les Côtes de Bordeaux composent un chapelet de territoires singuliers : Blaye, Cadillac, Castillon, Francs, Sainte-Foy... Chacun forge sa personnalité sur des pentes, des argiles, des calcaires ou encore des graves, devant la Garonne ou l’estuaire. Longtemps reconnues pour leur authenticité et une certaine discrétion, ces appellations s’affirment aujourd’hui comme de véritables laboratoires de la transition énergétique et de l’adaptation au changement climatique.

Initiée dès la fin des années 1990, la démarche durable s’est accélérée sous l’effet combiné de la pression sociétale – attentes des consommateurs, enjeux de santé publique, régulations plus strictes – et des réalités climatiques. Alors que l’aire de l’AOC Côtes de Bordeaux couvre 12 000 hectares et près de 950 viticulteurs, chaque geste compte pour préserver la ressource en eau, la qualité des sols ou la biodiversité.

  • 40% des exploitations sont aujourd’hui engagées dans une démarche environnementale certifiée (Bio, HVE, Terra Vitis…)
  • 2010-2020 : le nombre de domaines certifiés Bio a été multiplié par quatre (Source : Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux, CIVB)
  • Plus de 60% des surfaces des Côtes sont aujourd’hui conduites sous cahier des charges environnemental (CIVB, 2023)

Les pratiques phares d’une viticulture résolument tournée vers la nature

Conversion au bio : démarche collective, territoires catalyseurs

Plus qu’une réponse à une demande du marché, la conversion à l’agriculture biologique s’observe comme une reconquête du terroir. Elle implique l’arrêt total des produits chimiques de synthèse, le développement d’une faune auxiliaire et une observation minutieuse de la vigne.

  • Le protocole AB impose trois ans de conversion, sans exception, pour obtenir le label AB de l’INAO.
  • Les Côtes de Bordeaux Blaye et Castillon figurent parmi les vignobles les plus dynamiques de Nouvelle-Aquitaine pour la conversion (Cf. Agence Bio, rapport 2023).
  • 70% des vignobles certifiés Bio en Gironde sont localisés dans des aires AOC des Côtes (Source : Agence Bio, 2023).

Le Château Peybonhomme-les-Tours (Blaye), mené par la famille Hubert, est emblématique du mouvement. Dès 2000, il engage la ferme familiale en biodynamie, persuadé que « vivre la vigne autrement, c’est renouer avec son rythme et ses besoins profonds ». Ses vins sont aujourd’hui exportés sur plus de 30 marchés, preuve que l’audace paie aussi dans le verre.

HVE, Terra Vitis : l’écologie « praticienne »

Si le Bio séduit par la force du symbole, d’autres certifications s’ancrent dans une approche globale de l’exploitation. La Haute Valeur Environnementale (HVE) exige la maîtrise de l’ensemble de l’empreinte écologique : gestion de l’eau, préservation des haies, réduction des intrants, recyclage...

Le label Terra Vitis, d’origine bordelaise, conjugue écologie, sécurité alimentaire et bien-être au travail. Il est adopté dès 1998 par le Château de Chainchon (Castillon) : ici, la biodiversité est favorisée par 3 kilomètres de haies plantées depuis 2010, l’enherbement des rangs et l’expérimentation de cépages plus résistants.

  • Le nombre de propriétés certifiées HVE a doublé en Gironde entre 2017 et 2022 (CIVB, 2022).
  • En 2024, près de la moitié des surfaces des Côtes sont HVE ou en cours de certification.

Des innovations pour limiter l’impact environnemental

Loin du vernis, les vignerons des Côtes inventent au quotidien. Quelques leviers clés, relevés lors du Bordeaux Wine Week :

  • La confusion sexuelle (remplacement des insecticides par la désorientation des ravageurs via phéromones) s’étend sur des centaines d’hectares à Blaye.
  • Adoption massive de l’enherbement spontané ou semé pour réduire l’érosion, améliorer la structure des sols et limiter l’enracinement superficiel.
  • Gestion raisonnée de l’irrigation avec des capteurs connectés, pour une vigne résiliente sur les coteaux de Sainte-Foy.

Portraits : domaines précurseurs et étoiles montantes

Domaine Appellation Pratique durable phare Fait marquant
Château Peybonhomme-les-Tours Blaye Biodynamie Conversion en 2000, plus grand domaine familial Bio de Gironde
Château Lescaneaut Castillon Agriculture Biologique Testeur de cépages résistants aux maladies fongiques
Château Roland La Garde Blaye Agriculture Biologique, HVE Utilisation de toitures végétalisées pour la gestion thermique
Château Puybarbe Blaye Viticulture régénératrice, HVE Mise en place de corridors écologiques (oiseaux, chauves-souris)

Certains sont des références depuis des décennies, d’autres se sont mis en route après la sécheresse historique de 2019. Les profils se croisent, se complètent, mais tous témoignent du foisonnement d’idées qui traverse la rive droite.

Une démarche motivée par les défis du climat et l'attente des marchés

La vague verte s'explique par une synergie de facteurs :

  • Événements climatiques extrêmes (grêle, sécheresses 2017-2022) accélèrent la conversion aux pratiques de conservation des sols et de l’eau.
  • Consommateurs français : 18% souhaitent fortement du vin bio, 72% accordent une importance aux pratiques environnementales dans l’achat (Ifop, 2023).
  • Export : en Allemagne et Scandinavie, les vins bio constituent déjà plus de 10% des références importées ; une croissance deux fois supérieure à celle des vins conventionnels sur ces marchés (Wine Intelligence, 2023).

En réponse, les Côtes organisent des Portes ouvertes du Bio, font campagne sur la réduction du soufre, et imaginent des routes du vin centrées sur la biodiversité.

De nouvelles voies : agroécologie, viticulture régénératrice et collaborations territoriales

Au-delà du simple respect des labels officiels, une nouvelle génération de domaines va plus loin : agroforesterie, pâturage dans les vignes, fleurs mellifères pour les pollinisateurs, implantation d’arbres fruitiers sur les talus, etc. Le Château Puynard (Blaye) expérimente la culture associée avec luzerne, favoile et camomille dans l’interrang, réduisant naturellement la pression parasitaire. À Sainte-Foy, plusieurs propriétés testent le retour du cheval de trait, signe d’un retour à la polyculture intégrée.

  • 30% des viticulteurs des Côtes pratiquent l’agroécologie, sous une forme ou une autre (CIVB, 2022).
  • Des clubs inter-appellations animent désormais des ateliers biodiversité, partage d’expériences autour du désherbage mécanique ou de la lutte contre les maladies cryptogamiques sans cuivre.

Impacts concrets : sols, vin, terroirs…

Les résultats ne se mesurent pas seulement à l’aune des certifications.

  • Amélioration de la vie microbienne des sols (observée par l’INRAE sur cinq campagnes entre 2018 et 2022)
  • Chute de 45% des volumes de produits phytosanitaires utilisés sur les Côtes en dix ans (CIVB, 2023)
  • Hausse du taux de matière organique dans les vignes converties de plus de cinq ans : +0,8% en moyenne (IFV Aquitaine)

Du côté du verre, certains sommeliers – à l’instar d’Enrico Bernardo ou Pascaline Lepeltier – soulignent « la nouvelle énergie, la minéralité affirmée et la sapidité » des vins bios des Castillon ou Francs, notamment sur les millésimes 2020 et 2022.

À la pointe, mais encore perfectibles : enjeux et avenir

Des questions demeurent : comment concilier rentabilité et faibles rendements du Bio dans les millésimes difficiles ? Comment faire face à la prolifération de nouvelles maladies avec moins d’outils chimiques ? Ou encore, comment mobiliser les petites exploitations familiales limitées en main-d’œuvre ? Certains domaines se regroupent pour acheter du matériel ou vendre en association, d’autres sollicitent les pouvoirs publics pour un soutien à l’investissement.

Enfin, la vigne des Côtes de Bordeaux ne cesse d’interroger sa propre empreinte : faut-il choisir des cépages hybrides, remettre des haies, ou encore redéfinir les contours de chaque climat ? Cette dynamique collective, portée par l’observation et l’humilité, promet un ancrage de la durabilité non comme un effet de mode, mais comme l’un des nouveaux fondements de l’identité bordelaise.

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